Klara Buda
Biografia
Klara BUDA
CHLOROFORME
roman
traduit de l’albanais par
Alexandre Zotos et revu par l’auteur
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Il y aura bien quelqu’un pour
tirer de là la pauvre bête…
1
Alma Fishta était assise sur l’unique banc disposé là, entre les
deux fenêtres donnant sur la rue, au beau milieu du couloir ;
immobile, les yeux clos, recroquevillée sur elle-même, elle
attendait. Le couloir semblait s’allonger et se rétrécir
progressivement, dans l’un et l’autre sens, pour finir en angle mort,
aux deux extrémités. A chaque fois qu’elle ouvrait les yeux, elle
avait l’impression de baigner dans une lumière crépusculaire où
flottait un nuage de chloroforme. Comme si ce n’était assez de cette
lumière affaiblie, l’un des néons, juste au-dessus de sa tête,
ponctuait de son clignotement le déclic du starter comme au
diapason du claquement d’un volet qu’on avait omis de crocheter
quelque part au-dehors. Les genoux à la poitrine et les paumes sur
les oreilles, la jeune fille se demandait par quelle étrangeté la nature
avait pu la doter d’une ouïe aussi chatouilleuse.
C’est alors, quand elle ne désirait rien d’autre que de se
rendre sourde à tout, les oreilles ainsi abritées de ses mains, qu’une
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voix traînante, fortement timbrée, à la fois inégale et tranchante,
résonna tout près :
— Par ici, venez avec moi.
L’homme prit les devants, sans attendre de réponse. On aurait
dit, à sa façon d’aller, le buste serré dans une blouse blanche, toute
froissée, qu’il lui manquait une clavicule. Il s’assura d’un bref
regard de biais, sans tourner la tête, que la fille le suivait bien.
— A gauche, fit-il, en atteignant l’angle du L que dessinait le
couloir, bien que la ligne du mur rendît l’injonction parfaitement
inutile.
Il la devançait d’un pas, tout en précisant ainsi l’itinéraire
d’une voix neutre, qu’avivait parfois une sorte de contentement, tel
celui de qui retrouve le bon chemin, après de longs détours. L’on ne
savait trop s’il parlait pour lui-même ou à l’adresse de la jeune fille.
Cette façon d’indiquer la direction, de point en point, lui donnait
l’air de guider un aveugle.
Les tournants et descentes finirent au sous-sol, à l’entrée d’un
autre corridor, long et sombre lui aussi, et plus empoussiéré.
L’homme fit halte, enfin, devant une porte qui ouvrait sur une
antichambre. Ayant invité la fille à s’asseoir sur l’unique siège qui
se trouvait là, il s’effaça derrière une séparation en forme de
comptoir et reparut peu après muni d’un dossier. Il l’examina
d’abord, durant un temps qu’Alma trouva inutilement long, vu son
bien maigre contenu. De fait, il se réduisait à deux formulaires, que
l’homme considérait alternativement, les faisant glisser l’un sur
l’autre, sans savoir lequel retenir. Il finit néanmoins par arrêter son
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choix et, tenant le formulaire bien en main, il demanda sans
préavis :
— Prénom !
— Alma, répondit la jeune fille.
— Lou-i-sa corrigea l’autre, instantanément, tout en
détachant et prolongeant les trois syllabes de ce prénom totalement
étranger à celui qu’elle avait décliné, au fur et à mesure qu’il en
formait les lettres. Il peinait à écrire, plissant les yeux comme pour
accommoder sa vue.
— Nom, lut-il pour lui-même, et sans attendre ni réponse ni
aucune autre réaction de la jeune fille, il ajouta Kodra, tout en
articulant et dissociant pareillement les deux syllabes de ce
patronyme qui, pas plus que le prénom, n’avait trait à la personne
d’Alma.
— Ko-dra, réitéra-t-il, comme pour l’inciter à graver cela
dans sa mémoire. Date de naissance ?
— 13 mars 1963, répondit instantanément la jeune fille, dans
l’espoir de maintenir, à tout le moins, cette vérité-là.
— 31 janvier 1959, poursuivit l’homme, affectant le même
air impassible, mais que les signes d’un manque de confiance,
propre à sa vraie nature, vinrent bientôt démentir. Il tenta de sourire,
le regard vague, mais ses lèvres n’ébauchèrent qu’un froid rictus,
découvrant des dents rangées en ordre serré. Il leva alors les yeux
sur elle. Seul un mince croissant de lumière filtrait de ses paupières
mi-closes, où des larmes semblaient près de perler, d’un instant à
l’autre.
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Quel âge peut-il bien avoir ?
La main de l’homme, dont les ongles striés révélaient un
organisme vieilli, lui tendit finalement la fiche, mais pour la
ramener aussitôt à lui, d’un mouvement gauche, hésitant. Et il la
vérifia derechef. Les gros doigts qui prolongeaient cette patte
charnue, habituée sans doute à manipuler des objets moins ténus,
semblaient tenir la fiche sans aucun contact. Le geste précédent
avait découvert un bras massif, couvert d’une toison noire, dont les
frisures et la teinte foncée juraient avec l’état des ongles. Certains
de ses traits révélaient en effet un homme dans la force de l’âge,
d’autres, au contraire, un homme déjà vieilli, comme si sa
constitution procédait d’un assemblage progressif, étalé dans le
temps, des diverses parties de son corps. Cela lui donnait l’allure
d’un moujik rabougri, étonnamment petit de taille, mais à l’aspect
néanmoins robuste.
Combien de temps lui reste-t-il à vivre ?
L’homme procéda donc à une seconde vérification, lisant à
mi-voix : « … 1959… Lieu de naissance… », marmonna-t-il à la
suite, et il resta soudain pantois, constatant qu’il avait omis de
coucher la réponse. Ce qu’il fit aussitôt, sans lever les yeux ni poser
de questions.
— Signez ici, camarade, fit-il, et il lui présenta la fiche une
seconde fois.
La jeune fille eut un sursaut en découvrant, alors, portée noir
sur blanc, sa nouvelle identité : Louisa Kodra, née le 31 janvier
1959, à Kir [Mirdites].
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Leur machine, cette fois, tourne vraiment à plein !
— Là, répéta l’homme, et d’un doigt pressé, impatient, il
indiqua l’endroit où elle devait apposer sa signature. Là, là, insistat-
il, en tapotant la feuille. Devant l’attitude de refus de la jeune fille,
il leva sur elle ses yeux bigleux. Le regard d’Alma hésita un instant
entre ces deux prunelles divergentes qui la sollicitaient.
Bigleuse ta propre existence... Eternelle impuissance à fixer
un même point !
— Là, tout en bas, reprit l’homme, avec une impatience
accrue, tandis que l’ongle bombé de son index piquait l’endroit où
elle devait signer. A cet instant précis, comme si le simple toucher
de l’ongle sur le papier avait déclenché un signal d’alarme, un appel
lancinant déchira le nuage de chloroforme dans lequel baignait la
pièce, soudain investie de cette seule stridence. L’homme fit mine
de s’élancer vers la porte, mais en gardant la feuille en vue, puis il
se ravisa et revint à la jeune fille.
— Attendez ici, fit-il, par simples gestes, comme s’il
soupçonnait autour de lui des oreilles trop curieuses. Et d’un pas
nerveux, que ponctuait le flip flop de ses semelles, il gagna le
couloir.
C’est alors seulement qu’Alma sentit ses yeux la brûler,
comme sous l’effet d’un gaz irritant.
Incapable, sur le coup, de situer cette sonnerie qui agressait
ses tympans, elle se rendit compte, aussitôt après, que ce n’était que
celle du téléphone de la pièce à côté. L’homme, entre-temps, avait
de nouveau changé d’avis et fait demi-tour, mais sans oser lever le
récepteur, l’air proprement terrifié.
— Signez, fit-t-il, comme en la suppliant. Alma n’eut pas le
moindre tressaillement, et au lieu de signer, elle cloua sur lui deux
yeux qui avaient l’avantage, sur les siens, de fixer un même point.
Ce qu’elle découvrit était un être qui faisait pitié.
Le volet de la fenêtre, durant tout ce temps, n’avait cessé de
battre, en ses pitoyables va-et-vient. Aucune chance que le vent
parvienne à le décrocher : il claquait à cadence régulière, tirant sans
relâche sur les charnières, avec une vigueur croissante, aurait-on dit,
comme pour bien en montrer la solidité.
Alma ne savait comment tout cela finirait. Une voix
intérieure l’avertissait seulement de la nécessité de trouver l’âge de
cet homme qui lui faisait face, bien qu’elle sût parfaitement qu’il
n’était qu’un maillon insignifiant au sein d’un système dûment
hiérarchisé.
L’âge des ongles ajouté à celui des poils, divisé par la masse
pondérale, multiplié par le coefficient de la durée de vie moyenne…
égalent ce qui lui reste à vivre… vingt ans, à coup sûr… jusqu’au
procès qui l’attend… à l’heure des comptes… ha ! ha ! ha !…simple
question de temps !
Au moment de quitter cette froide antichambre d’hôpital,
qu’on aurait plutôt prise pour une cellule de prison, et de remonter
vers le couloir en forme de L, Alma Fishta comprit qu’elle était en
train de jouer avec la mort. Mais froide et sereine, une Alma
seconde, au plus intime d’elle, riait, se moquait bien de cela,
persuadée de posséder seule, envers et contre tous ces crétins qui se mêlaient d’entraver sa route, une chose pour eux complètement hors
d’atteinte, le secret de la vie.
Biographie:
Klara Buda
Après avoir étudié la Littérature Moderne à la Sorbonne et l’Histoire de l’Art à L’E.P.H.E. de Paris, Klara Buda a mené une recherche universitaire sur l'œuvre de Mitrush Kuteli [1907–1967] – l’un des prosateurs les plus célèbres de la littérature albanaise qui fut frappé d’interdiction de son vivant. Son travail sur cet auteur apporte une analyse nuancée, quant à sa technique du récit court, destiné à être conté, en s'attachant particulièrement à l'art de 'l’écrit comme on parle ».On lui doit ainsi la traduction française de Mon village sait boire le raki [récit] et une biographie [en cours de publication]. En 1998 elle entre à l’UNESCO à la Division de la Communication et en 1999 à RFI comme journaliste radiophonique et devient chef d’édition en 2005. Elle est nommée rédactrice en chef en 2006 et a dirigé la rédaction albanaise de RFI jusqu’au 2010. Actuellement elle travaille à New York sur un projet cinématographique financé par RFI. Son nouveau roman, Chloroforme, est marqué par les questions d’identité et d’exploration du rôle des individus libres dans les systèmes totalitaires. Elle y décrit ce qu’elle appelle « des îlots de liberté intérieure », qui varient d’un individu à l’autre mais qui aident chacun d’entre eux à survivre, malgré la dictature. Depuis l’amour interdit, passant par le mythe de la virginité et la violation de l’intimité, pour finir avec les toxicomanes cachés par les statistiques officielles, Klara Buda traite des thèmes longtemps tabous. Diplômée de Médecine Vétérinaire dans son pays natal son écriture sonde les relations entre l’humain et l’absence de l’humain. Ses personnages sont souvent des individus qui se déchirent entre leurs aspirations humanistes et leurs pulsions animales. Le livre, à paraître en français, est traduit conjointement par Alexandre Zotos et l’auteur.
Citations: « Le roman « Chloroforme » de l’auteur talentueuse Klara Buda nous fait croire que les romancières albanaises sont le dernier phénomène prometteur pour ressusciter la littérature du petit pays Balkanique. En lisant son roman on ne peut ne pas penser aux romans de Kundera et ''El seňor Presidente'' de Migel Angel Asturias. C’est l’autopsie d’un système totalitaire. Le roman reproduit par la fiction, une réalité dure qui glisse parfois au macabre. Le roman « Chloroforme » est un livre qui manquait aux lettres albanaises. » »[ Rudolf Marku, Shekulli, 15 novembre 2009.] « Klara Buda semble appartenir à ces écrivains qui ne souhaitent pas caresser le lecteur. Elle parle de choses dures avec douceur ; elle écrit une prose avec des scènes macabres en utilisant des panels poétiques. « Chloroforme », malgré son nom ne vous endort pas, bien au contraire son langage et son imagination réveillent la mémoire anesthésiée, en évoquant au lecteur une réalité envahie par l'amnésie. Pour toutes ces raisons le roman « Chloroforme » est un livre qui manquait aux lettres albanaises. » [Idem, Rudolf Marku, Shekulli, 15 novembre 2009.]